Le clandestin

Reconnaissons un menu avantage au commerce en ligne. Grâce à lui, on peut se procurer, par exemple, pas mal d’images anciennes, des cartes postales du début du siècle, le XXe bien entendu. C’est toujours intéressant de voir les bâtiments, même si, le plus souvent les constructions ont peu changé dans la commune, extérieurement du moins. Mais on y découvre surtout des gens qui vaquent à leurs occupations ou, souvent, qui regardent opérer le photographe.
Il faut dire qu’aux alentours de 1900, c’est encore surprenant de voir l’opérateur installer sur un trépied un gros appareil en bois muni de soufflets. Pas d’inquiétude, la technique va vite progresser. Pour l’instant, on joue le jeu et on pose, plus ou moins. Et clic ! C’est dans la boîte. Voilà les clients du bistrot un verre à la main sur le pas de la porte ; le sabotier, entouré de sa famille et de ses voisins, qui montre une paire de sabots inachevés ; la file des usagers qui font la queue devant le bureau de poste et le père Michel, des Goujons, dans sa carriole – c’est écrit à la main sur la photo.
Questions bâtiments tout est bon. Église, rues, oratoire, château, mairie, poste, maison Rabutin ; sans compter les vues générales du bourg et des hameaux. Une vraie mine d’or ! La qualité de l’image laisse souvent à désirer, c’est vrai, mais ça tient beaucoup au tirage en nombre.
Comme je passais en revue mes photos, sur mon écran, j’ai repéré un truc marrant, un truc étonnant, un truc inattendu. Sur trois des prises de vues, figure un personnage seul, toujours le même, un bonhomme moustachu et bedonnant. Il est muni d’un couvre-chef, un canotier, et tient à la main, sur l’une des photos, une canne en bambou. À part ça, pantalon blanc d’été et veste écrue légère.

Notre homme pose près de la route, au pied de l’oratoire Saint Michel ; dans le pré en contrebas de la tour carrée du château ; sur le perron de la Maison Rabutin et peut-être sur d’autres clichés que je ne connais pas.
J’y ai bien réfléchi et je me suis forgé une conviction. Je peux me tromper, mais pour moi, ce gars-là, c’est le photographe. Il a trouvé un chouette moyen de passer en douce, quasiment en fraude, à la postérité. Et pourquoi pas ? On ne voit jamais les photographes sur leurs photos. L’ennui, c’est que mon bonhomme reste anonyme. Mais pour un passager clandestin, c’est normal, non ?

JD, 2019

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